L'expiation suite
L'expiation les arguments contre cette théologie
Deuxième partie ARGUMENTS
Notre première objection à cette doctrine est que la mission de Jésus-Christ dans ce monde est présentée par l'Évangile comme la marque, la preuve par excellence de l'amour infini de Dieu pour nous. « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle » (Jean 3, 16). Dès lors il est parfaitement illogique de supposer que cet envoi ait eu, entre autres, comme but, de provoquer en Dieu un changement de disposition à l'égard de l'humanité pécheresse, de le rendre ainsi capable de nous pardonner nos péchés.
Généralement, ceux qui professent la doctrine de l'expiation admettent aussi celle de La Trinité. S'ils ne vont pas jusqu'à signer le symbole d'Athanase, ils considèrent en tout cas Jésus de Nazareth comme l'incarnation d'un être divin préexistant, du Fils unique de Dieu. Comment ne sentent-ils lias dès lors ce qu'il y a d'étrange à penser que La Trinité divine a consenti à ce que l'un de ses membres devienne homme et participe à toutes les infirmités et souffrances de la nature humaine, sauf le péché, pourquoi pour s'offrir à elle-même un sacrifice d'expiation destiné à effacer les péchés du genre humain, et à lui permettre, à elle, Trinité, de pardonner les péchés de quiconque se repent. Comment, nous ayant donné le plus, à savoir le Fils unique et éternel de Dieu, La Trinité ne pouvait-elle pas nous donner le moins, à savoir le pardon gratuit aux pécheurs repentants Quel Dieu singulier que ce Dieu qui se fait homme pour s'offrir à lui-même un sacrifice d'expiation en faveur de ses créatures Et l'on voudrait que nous admirions la sublimité de l'amour et de la sagesse d'un tel moyen de libérer les hommes de leur coulpe. Mais que dirait-on d'un homme qui, en présence de l'insolvabilité notoire de ses débiteurs et désireux de leur venir en aide, dirait à son fils, avec qui il fait bourse commune, de payer la dette des susdits débiteurs, au lieu d'en faire purement et simplement la remise à ceux qui reconnaîtraient franchement leur dette et leur impossibilité de s'en acquitter et désireraient sincèrement en être libérés On serait unanime à trouver le procédé bizarre et sans avantage aucun pour le créancier. C'est pourtant le procédé que prêtent à Dieu les tenants de la doctrine de l'expiation, à moins toutefois que, distinguant très nettement entre le créancier et son fils, ils admettent que ce dernier ait payé de ses propres deniers et intégralement la dette des malheureux débiteurs. Mais, dans ce dernier cas, ceux-ci ne devraient avoir de reconnaissance qu'à l'égard du fils, et non à l'égard du père, c'est-à-dire de Dieu, puisque Celui-ci n'aurait eu à exercer aucune compassion à l'égard des pécheurs, la dette de ces derniers ayant été complètement payée par Jésus-Christ. Le sacrifice du Calvaire serait ainsi une preuve magnifique de l'amour de Jésus-Christ pour nous, mais nullement une manifestation de celui de Dieu. On voit déjà par là combien la doctrine que nous combattons est contraire à l'esprit général de l'Évangile.
Dieu n'agit pas autrement à notre égard. Dans son amour paternel pour ses créatures humaines, il a organisé le monde physique et le monde moral de telle façon que la loi morale - dont nous prenons connaissance par la conscience et la raison pratique - marque précisément à l'homme la ligne de conduite par l'observation de laquelle celui-ci travaille à la ibis au développement complet et normal de sa personnalité, et à la réalisation du but général de l'univers, le Royaume de Dieu. Il s'ensuit que toute transgression de la loi morale constitue nécessairement une cause de trouble, de désorganisation, de souffrance physique ou spirituelle, soit pour son auteur, soit pour son milieu, si bien que, si l'individu persiste à transgresser la loi morale, il finit par détruire complètement sa personnalité et s'éliminer totalement de la sphère des vivants. On comprend dès lors que le Dieu, qui est amour, déteste le péché, puisque celui-ci empêche son auteur d'arriver à la vie éternelle et de participer au Royaume de Dieu, le souverain bien des êtres doués de raison. On le comprend d'autant plus que l'individu qui fait le mal ne nuit pas seulement à lui-même, en détruisant en lui les sources de la vie, mais aussi à son milieu social soit en entravant ses semblables dans leur ascension vers la vie et le Royaume de Dieu, soit en étant pour eux une cause de souffrances physiques et de pertes matérielles. En d'autres termes, c'est parce que Dieu nous aime infiniment, parce qu'il veut, dans son amour, nous élever à la vie divine et éternelle de l'enfant de Dieu, qu'il condamne le péché qui nous éloigne du but de la vie et nous conduit au néant. C'est là, dans l'amour paternel de Dieu et non pas ailleurs, qu'il faut chercher l'explication de son attitude vis-à-vis du péché.
En se plaçant à ce point de vue, qui est celui de l'Évangile, - preuve en soit entre autres la parabole de l'enfant prodigue, - on ne peut supposer en Dieu qu'un désir par rapport au pécheur : celui qu'a déjà indiqué le prophète Ezéchiel : « non pas qu'il meure, mais qu'il se convertisse et qu'il vive » (18, 23). Par conséquent toutes les dispensations de Dieu à son égard, tant par la voie de l'action directe sur son esprit que par celle des circonstances, tendront à amender le pécheur, à le convertir, à faire de lui un enfant de Dieu et un coopérateur de son règne, au lieu d'avoir en lui un indifférent ou même un adversaire. Aussi, vis-à-vis du pécheur qui se repent sincèrement de ses fautes, qui souhaite sérieusement changer de conduite et fait effort dans ce but, le Dieu saint ne peut agir autrement que comme le père de l'enfant prodigue : lui ouvrir tout grands ses bras, c'est-à-dire lui pardonner gratuitement, l'admettre à sa communion, ce qui sera le meilleur moyen de l'encourager dans ses bonnes dispositions et d'affermir ses pas dans la bonne voie.
Parler de la sorte, nous dit-on, c'est oublier les droits imprescriptibles de la justice et de la sainteté divines, lesquelles, pour maintenir la majesté, la valeur et l'autorité absolues de l'ordre moral, exigent impérieusement la punition du pécheur qui a violé cet ordre, attendu que seule cette punition, en expiant le péché, sauvegarde l'ordre moral. Ce n'est donc qu'après avoir été préalablement expié que le péché peut être pardonné par Dieu. Voilà pourquoi, pour concilier en Dieu les exigences de Sa Sainteté et de sa justice avec les miséricordieuses revendications de son amour, il a fallu la mort expiatoire du Christ. Nous avouons avoir été toujours étonnés de rencontrer ce dernier argument même chez des dogmaticiens de valeur. Pourquoi considérer ces attributs de la sainteté et de la justice d'une part, et l'amour, d'autre part, comme opposés entre eux, la sainteté, à laquelle se rattache la justice, exigeant la mort du pécheur en tant que transgresseur et rebelle, tandis que son amour veut le régénérer et le vivifier. Dieu est harmonie, unité, et ses attributs divers, bien loin de s'opposer entre eux, s'appellent, se complètent et s'enrichissent mutuellement. C'est précisément parce que Dieu est amour, amour parfait, qu'il est aussi sainteté et justice, car l'amour vrai est saint et juste. L'amour de Dieu pour nous consiste en ce qu'il veut nous rendre participants de la vie divine et éternelle, et, par suite, membres du Royaume de Dieu en vue duquel il a créé et dirige l'univers. La sainteté de Dieu est l'attribut à raison duquel il fixe l'ordre moral en conformité avec le but d'amour qu'il poursuit dans l'univers, de telle sorte que celui qui se soumet à cet ordre parvient à la vie éternelle dans le Royaume de Dieu, tandis que celui qui persiste à ne pas s'y soumettre s'exclut lui-même de la vie et du Royaume. Quant à la justice de Dieu, ou plutôt à son équité, - car ce dernier terme correspond mieux à la notion biblique de la justice divine, - elle consiste dans le fait que Dieu conforme toujours ses dispensations envers ses créatures au but d'amour qu'il poursuit à leur égard. Ce n'est pas la justice du juge, qui, tenu d'obtempérer aux prescriptions d'une loi qu'il n'a point faite et qui le domine, doit, sans considération de personnes, infliger au transgresseur de la loi, que celui-ci est repentant ou non, la peine fixée par la loi. C'est l'équité d'un père qui s'applique, dans l'éducation de ses enfants, à approprier sa conduite à leur caractère, à leur âge, à leurs dispositions, et qui n'est pas lié par les articles d'une loi supérieure à lui-même. Aussi, en cas de faute de ses enfants, n'agit-il pas toujours de la même manière ; mais, suivant les circonstances de la faute et le caractère de son enfant, suivant l'attitude de son enfant après ta faute, il pardonne ou châtie, réprimande ou se tait, et, quand il se voit forcé de punir, vise à corriger son enfant, à l'empêcher de fauter à l'avenir, mais ne le châtie point pour la vaine satisfaction de faire expier la faute commise par une souffrance proportionnelle à celle-ci.
Ici encore c'est la conduite d'un père terrestre parfaitement sage et bon qui est la plus propre à nous faire comprendre les voies de Dieu. Voici, par exemple, un garçon qui, nonobstant l'ordre formel de son père, n'est pas resté à la maison pour faire ses devoirs scolaires, mais s'en est allé faire une partie de canot avec des camarades. Le lendemain, n'ayant pas fait le travail exigé, il est puni par le maître d'école, et son père est avisé de ladite punition et de sa cause. Que fera le père Tout dépendra de l'attitude de son enfant. Si celui-ci se moque de la punition subie, ne regrette nullement d'avoir enfreint l'ordre paternel et montre par son attitude qu'il est tout prêt à recommencer, le père ne se bornera pas à une réprimande qui touche fort peu son fils, mais il lui infligera une punition assez forte pour que son fils ne soit plus guère disposé à recommencer. De plus il tiendra son fils à distance et le privera de marques d'affection jusqu'à ce que son fils soit véritablement venu à résipiscence.
Dans la doctrine de l'expiation, ce n'est pas seulement sa notion du péché et sa conception des attributs opposés de Dieu qui prêtent le flanc à la critique, mais c'est la notion même de l'expiation. On entend généralement par expiation l'effacement ou la réparation, par la peine qu'on subit, de la faute commise, de telle sorte qu'une fois fa peine encourue subie, le coupable n'est plus recherchable et punissable pour la même faute. C'est ainsi, nous dit-on, que Jésus, en prenant pour lui la peine méritée par les pécheurs, a expié leurs péchés. Cette peine méritée par les pécheurs, c'était, disent les tenants de la doctrine de l'expiation, la perdition, celle-ci comprit par les uns comme anéantissement absolu du pécheur, par les autres comme peines éternelles infligées à ce dernier. Notons, en passant, l'injustice qu'il y aurait de la part de Dieu, soit à frapper d'une peine identique des hommes coupables à des degrés fort différents, soit à infliger des peines éternelles à des individus dont les fautes, si graves fussent-elles, n'ont été commises que pendant un temps limité, un instant en comparaison de l'éternité. Mais nous passons ici sur ce point spécial pour ne nous arrêter qu'aux critiques particulières que soulève la notion d'expiation.
Pour nous faire admettre que Jésus ait pu expier nos péchés à notre place, il faut justifier préalablement l'idée même d'expiation, c'est-à-dire, dans le cas particulier, l'idée que la perdition éternelle des pécheurs aurait réellement effacé et réparé leurs péchés, car Jésus n'a pu prendre à sa charge qu'une prestation incombant justement à d'autres et se justifiant en elle-même. Or, il suffit d'un minimum de réflexion pour comprendre qu'une peine telle que la perdition éternelle n'efface et ne répare en réalité rien. J'aimerais bien d'ailleurs que l'on m'explique la différence entre une vie éternelle et la damnation éternelle ! Car pour être damné éternellement ne faut-il pas paradoxalement vivre éternellement ? Que devient alors la promesse du don de la vie éternelle comme récompense si tous à chacun peuvent obtenir d'une façon ou d'une autre une vie éternelle après sa mort physique ? Dans ces conditions les pécheurs seraient tributaires aussi d'une vie éternelle dans la damnation. La promesse de la vie éternelle est Non seulement les péchés commis restent commis et les souffrances physiques et morales qu'ils ont causées dans cette vie restent souffertes, mais la « perdition éternelle » n'est qu'un mal de plus ajouté au mal déjà existant. Quel avantage Dieu retirerait-il d'une condamnation à la perdition éternelle de toute l'humanité, si tous ont péché ? Quelle gloire aurait-il de plus ? En quoi l'avènement de son règne serait-il avancé par une telle mesure ? Comment par là serait satisfaite la justice d'un Dieu d'amour ?... Nous ne parvenons pas à le découvrir, mais j'entrevois clairement au contraire qu'en agissant ainsi Dieu agirait en contresens du but qu'il s'est proposé dans la création : l'établissement d'un univers où se réalise pleinement le Royaume de Dieu par la vie éternelle d'une infinité de créatures morales élevées à la dignité de fils de Dieu. Jésus-Christ ne saurait donc nous avoir épargnés par sa mort une mesure qui nous paraît inconcevable de la part du Dieu de l'Évangile parce qu'absolument inconciliable avec ce que l'Évangile nous présente comme le but même de Dieu. On ne peut préserver quelqu'un que de ce dont il est menacé.
Méconnaissant cette infirmité de la notion d'expiation, les partisans de cette dernière insistent volontiers sur le fait que c'est justement pour épargner à l'humanité pécheresse la condamnation à une perdition éternelle que Christ a offert à Dieu d'expier le péché des hommes à leur place et que Dieu a accepté ce sacrifice, en imputant cette mort à salut pour tous ceux qui s'uniraient par la foi à Jésus-Christ.
Mais alors, dirons-nous, quelle singulière idée de la justice divine que d'en déduire la nécessité, pour le Dieu qui a l'intention de pardonner à l'homme pécheur, d'exiger préalablement, comme condition de ce pardon, la mort douloureuse d'un innocent, que dis-je ? D'un saint. Comment ce qui, dans les relations humaines, est considéré à bon droit comme une injustice, pourrait-il être, dans les relations de Dieu avec l'humanité, une manifestation de la justice parfaite ? À coup sûr, on se gardera bien d'engager les hommes à imiter Dieu sur ce point. Nous venons d'écrire que la perdition éternelle des hommes ne réparerait et n'effacerait en réalité rien, qu'elle ne serait qu'un mal de plus. On peut dire la même chose de la mort douloureuse de Jésus-Christ envisagée comme expiation. En quoi ce supplice, ce sang versé, cette agonie du Saint et du Juste, tout cela considéré comme expiation du péché de l'humanité, répare-t-il et efface-t-il le péché ? Cela rend-il la vie à la victime de l'assassin, l'honneur à la jeune fille séduite, l'aisance à la veuve ruinée par un banquier véreux, le bonheur à l'époux trompé, la santé à l'enfant d'un père avarié ? Pas le moins du monde. La mort de Jésus-Christ n'a été qu'une souffrance et un crime ajoutés à d'autres souffrances et à d'autres crimes, mais, par elle-même, elle n'efface ni ne répare le mal commis antérieurement et postérieurement.
Les partisans de l'expiation prétendent qu'en ne se contentant pas de la conversion du pécheur, quelque sincère soit-elle, mais en exigeant encore comme condition objective du pardon les souffrances et la mort de Jésus, Dieu a mis plus fortement en lumière la gravité du péché. Je prétends précisément le contraire. Comment, tous les meurtres, les tortures, les adultères, les débauches, les vols, les infamies, les calomnies, les trahisons, les mensonges, les colères, les injures, les haines, les méchancetés de milliards et de milliards de créatures humaines auraient pu être expiées, c'est-à-dire effacées, compensées et réparées par les quelques heures de souffrances physiques et morales endurées par Jésus-Christ entre l'instant de son arrestation et celui de son dernier soupir sur la croix Mais quelle disproportion énorme, infinie, entre la somme incessamment accrue de ces transgressions de la volonté divine pendant des siècles et des siècles et la quantité finie et relativement petite des souffrances du Christ.
Nous disons « relativement petite », car il y a des êtres humains qui, par le fait de la maladie et de la persécution, ont passé pailles souffrances aussi aiguës mais plus prolongées, sans posséder la force d'une communion aussi intime avec Dieu. Si c'est la souffrance du juste qui expie la faute du pécheur, les souffrances de Jésus-Christ ne sauraient à elles seules expier les péchés de l'humanité, car il n'y a pas de proportion entre ceux-ci et celles-là, et avec l'apôtre Paul (Col. Il, 24) et avec l'Église catholique il faudrait alors reconnaître une valeur expiatoire à toute souffrance endurée par fidélité au devoir.
Quant à prétendre que la passion du Christ a une valeur et une portée infinies, parce que ce sont celles d'un être divin et infini, c'est tout simplement se payer de mots. En tant qu'incarné, en tant que Jésus de Nazareth, le Christ était un homme, c'est comme homme qu'il a souffert, et ses souffrances n'ont été infinies ni en durée, ni en intensité. Du reste le caractère de l'infinité ne saurait être attribué ni aux actes ni à la personne historique de Jésus - même si on reconnaît en lui l'incarnation du Fils éternel de Dieu - sans aboutir à faire de lui un personnage absolument fantasmagorique, en dehors de toutes les conditions de l'humanité. Pour s'en rendre compte, il suffit de se poser cette question-ci : quand Jésus prenait un repas avec ses disciples, cet acte revêtait-il une valeur et une portée infinies ?
Il est universellement entendu qu'un coupable qui a, par la peine qu'il a subie, expié sa faute, n'est plus recherchable et punissable pour celle-ci. Si donc Jésus a, par sa passion, expié à notre place les péchés de l'humanité, et que tous les disciples de Jésus-Christ peuvent se mettre au bénéfice de cette expiation, il devrait s'en suivre en bonne logique et selon les règles de la justice, que les chrétiens devraient être dispensés de subir, aussi bien dans cette vie que dans une autre, les conséquences douloureuses de leurs fautes passées, et, à plus forte raison, les suites fâcheuses des fautes d'autrui. Non bis in idem. Or, l'expérience démontre surabondamment que les chrétiens les plus pieux pâtissent maintes fois dans cette vie des suites funestes de leurs propres manquements et de ceux d'autrui, et que, tout comme les autres hommes, ils sont astreints à la mort physique, dans laquelle les partisans de l'expiation voient généralement une conséquence du péché. Donc le sacrifice de Jésus-Christ n'expie pas complètement le péché de ses disciples ; il ne peut, en tout état de cause, que leur épargner cette perdition éternelle (donc une forme de vie éternelle) qu'on nous dit être le juste châtiment de tout pécheur quelconque.
Mais même cette dernière proposition, lorsqu'on l'examine en face, est tout simplement insoutenable, parce qu'elle est en contradiction absolue avec la foi chrétienne. Remarquons, en effet, que les partisans de l'expiation soutiennent que Jésus a subi à notre place ce châtiment de nos péchés qui s'appelle la perdition éternelle. Or celle-ci, comme nous l'avons déjà dit, est entendue de deux façons. Elle signifie, ou bien l'anéantissement absolu du pécheur, ou bien sa punition éternelle. Dans le premier cas, on affirmerait que Jésus est mort définitivement, dans l'autre, qu'il a accepté, par amour pour nous, de subir à notre place les peines éternelles, deux propositions manifestement contradictoires, pour ne pas dire blasphématoires, à la foi chrétienne.
Oui, les traces, les conséquences du péché ne s'effacent pas par l'amendement du pécheur qui l'a commis. Non seulement, comme je viens de l'écrire, il y a du mal fait qu'avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons plus défaire. Mais le mal, que nous nous sommes fait à nous-mêmes en nous laissant aller aux séductions trompeuses du péché, continue à peser sur nous, parfois longuement et douloureusement, alors même que nous nous sommes sincèrement repentis. C'est ainsi que la conversion la plus sérieuse ne rendra pas la santé compromise ou ruinée par l'alcool ou la débauche. Nous ne retrouverons pas facilement et peut-être jamais la place, la fortune, la considération perdue par notre négligence, par l'amour du jeu, par notre infidélité. Nous aurons parfois beaucoup de peine à faire disparaître les défiances et les hostilités soulevées par notre mauvaise conduite. Et puis, que de luttes, que d'efforts pour déraciner en nous la ou les passions auxquelles nous aurons laissé trop longtemps libre cours ! Et combien douloureux sera souvent le souvenir de nos torts, de nos chutes, de notre dégradation passée ! Oui, les clous peuvent être tous arrachés, mais les trous restent, qui nous rappellent que le mal, la transgression de la loi morale est chose grave et qu'il ne faut pas jouer avec le péché. Il n'en est pas moins vrai que c'est pourtant le repentir, la conversion, la vie engagée dans la bonne voie qui constitue la meilleure des expiations et des réparations, quelque imparfaites qu'elles soient nécessairement. Elles sont la meilleure des expiations parce qu'elles ramènent le pécheur à Dieu, au Dieu qui pardonne et relève, et qu'en le ramenant à Dieu, en faisant de lui un coopérateur de Dieu, elles sont la promesse et la garantie d'un avenir meilleur.
Ainsi, quand on se donne la peine de creuser cette idée du sacrifice expiatoire du Christ, on constate qu'elle est pétrie de contradictions et ne tient pas debout devant un esprit qui raisonne sans parti pris et considère impartialement les faits. On a souvent invoqué, en faveur de la doctrine que nous combattons, l'institution, dans beaucoup de religions, y compris la religion israélite, de sacrifices expiatoires. Je reconnais volontiers ces faits, mais non la conclusion qu'on en tire. Il est certain, en effet, que chez un grand nombre de peuples, là où le sentiment du péché est suffisamment éveillé, on rencontre la croyance à la nécessité de cérémonies expiatoires, consistant généralement en sacrifices sanglants, pour rentrer en grâce auprès de la divinité dont on a transgressé les commandements. C'est ainsi qu'on est allé jusqu'à sacrifier ses propres enfants pour apaiser le courroux présumé des dieux. Mais cette institution démontre justement le contraire de ce qu'on veut lui faire prouver. Elle montre simplement que ces peuples-là se font de la divinité une idée encore très inférieure, une représentation par trop anthropomorphique. L'homme se fait des dieux à son image. Or l'homme n'est point naturellement enclin au pardon des offenses, même lorsque l'offenseur lui en témoigne ses regrets. Son mouvement instinctif, c'est plutôt de se venger, et, pour apaiser son ressentiment, il réclame quelque chose de plus tangible, de plus profitable que des excuses et du repentir, si sincères soient-ils. Souvent même il ne retient sa vengeance que devant la souffrance de son offenseur. Ce sont ces sentiments trop humains hélas que les hommes ont commencé par prêter à leurs divinités. De là l'institution des sacrifices d'expiation destinés à apaiser ou diminuer le courroux des dieux, et que l'on rencontre chez presque tous les peuples, dès qu'ils sont arrivés à se sentir pécheurs et coupables.
Mais Jésus-Christ nous a donné une tout autre idée du Père céleste. Si le Père céleste souffre de voir sa volonté transgressée par les créatures dont il veut faire ses enfants et les héritiers de la vie éternelle, ce n'est point, comme nous le montrions plus haut, parce qu'il y voit un outrage à son honneur de Dieu, mais parce que le péché est un principe de désordre, de souffrance pour la créature humaine, l'obstacle au développement normal de sa personnalité, à son élévation à la dignité d'enfant de Dieu. Aussi, en présence du péché de ses créatures, le sentiment du Père céleste n'est-il pas celui de la vengeance, mais celui de la tristesse, et, avec ce sentiment, le désir d'arracher sa créature au sort fatal qui l'attend, et, accompagnant ce désir, l'activité propre à sauver sa créature, si elle y consent. Si donc le pardon gratuit des péchés est propre à atteindre ce but, à ramener à Dieu le pécheur égaré, rien n'empêchera le Dieu qui aime saintement de recourir à ce moyen. Il est d'ailleurs bien étrange de voir de braves chrétiens s'affliger et s'indigner à la vue des sacrifices humains pratiqués par les adeptes de certaines religions polythéistes pour conquérir le pardon et la faveur des divinités qu'ils adorent, puis considérer le sacrifice de Jésus par son Père céleste comme une manifestation suprême de l'amour et de la justice de Dieu. Au fond, quand on y réfléchit sans parti pris, la conduite de ces polythéistes est beaucoup plus compréhensible et pardonnable que celle attribuée au Père céleste. Notez, en effet, que c'était à ces dieux qu'ils croyaient de bonne foi altérée de sang qu'ils offraient ces sacrifices humains. Par contre, d'après la doctrine de l'expiation, c'est pour Lui-même, pour s'offrir la satisfaction qu'exige sa volonté transgressée par le péché des hommes, que Dieu demande à son Fils unique la mort terrible de la croix. Et l'on voudrait que nous admirions l'amour d'un Dieu pareil ? Mais, nous dira-t-on, c'est pour sauver les hommes. - De quoi donc, répliquerons-nous, sinon de sa colère contre les hommes, colère qui demandait à tout prix l'expiation des péchés humains par le sang d'une victime infiniment précieuse. Et l'on arrive ainsi à cette contradiction patente, énorme, que, d'un côté, Dieu aime tant les hommes qu'il est prêt à donner pour eux et leur salut son Fils bien-aimé ; mais, que, d'un autre côté, il est si irrité contre leurs péchés qu'il ne peut même pas pardonner à ceux qui se repentent, sans exiger au préalable la mort de son Fils, d'un innocent et d'un saint, pour expier ces péchés.
Il nous reste, en terminant, à examiner un dernier argument avancé par les adeptes de l'expiation. Si, disent-ils, vous éliminez le caractère expiatoire des souffrances et de la mort de Jésus-Christ, quelle valeur et quelle importance reste-t-il à la passion de notre Seigneur pour son œuvre salutaire ? À cette question ma réponse sera brève, vu que j'ai déjà donné tous les éléments dans notre étude des paroles de Jésus sur sa mort.
Tout d'abord, j'insiste une fois de plus sur ce fait qu'au point de vue purement historique, la mise à mort de Jésus par les chefs religieux de son peuple s'explique naturellement et suffisamment par l'opposition et la haine croissantes que la personne et l'enseignement de Jésus soulevèrent chez les docteurs de la loi et les prêtres (les dirigeants religieux dont le système en place assurait la survie). Pour échapper au sort tragique qui le menaçait, Jésus n'avait qu'un moyen : se taire, abandonner sa tâche, et adopter les croyances ambiantes et donc désobéir à Dieu. C'est dire que pour lui il ne pouvait en être question.
Mais Jésus n'a pas compris et accepté seulement la nécessité historique de sa mort, il en a en plus entrevu la nécessité pour le succès de son œuvre salutaire. D'abord, par Jean 12, 20-24, nous voyons que Jésus s'est rendu compte, par ses observations et sa propre expérience, de cette grande loi du monde physique et moral ce que la vie sort de la mort, que toute vie supérieure a pour condition nécessaire la mort d'une vie inférieure ou à une vie inférieure. Quant à vouloir expliquer le pourquoi de cette loi mystérieuse, dont nous constatons tant d'exemples dans la nature comme dans l'histoire de l'humanité, c'est le secret de Dieu. Disons seulement que nous n'entrevoyons pas comment, sans cette loi, et par conséquent sans la pratique du renoncement à soi-même, l'homme arriverait à cette pleine maîtrise de soi, par laquelle l'enfant de Dieu doit ressembler à son créateur.
Remarquons ensuite combien il aurait manqué à l'ascendant moral et à l'autorité religieuse de Jésus-Christ s'il n'avait pas donné aux hommes l'exemple d'une obéissance à Dieu allant jusqu'à la mort de la croix, et d'un amour pour l'humanité n'ayant pas reculé devant le sacrifice de sa vie. Par là il a pu conquérir les consciences et les cœurs dans une mesure que n'a atteinte aucun autre fondateur de religion, parce qu'aucun autre n'est allé jusqu'à sceller de sa mort le témoignage de sa vie et de sa parole. Mais gardons-nous bien de séparer la passion de Jésus de sa vie antérieure. Celle-là n'a pas une signification et une valeur différentes de celle-ci. Agissant ou souffrant, vivant ou mourant, Jésus ne faisait qu'accomplir l'œuvre salutaire que lui avait confiée son Père céleste, renonçant à lui-même par amour pour ces êtres humains qu'il voulait arracher à l'empire du péché pour en faire des enfants de Dieu et des héritiers de la vie éternelle. Qu'il parle sur les collines de la Galilée ou dans le temple de Jérusalem, qu'il prie pour ses disciples, ou qu'il guérisse moralement ou physiquement un de ses auditeurs, qu'il soit angoissé en Gethsémané ou agonise sur la croix, ce sont toujours les mêmes sentiments qui l'inspirent et la même œuvre qu'il poursuit. La croix est un sommet sans doute, mais un sommet qui ne fait que couronner une ascension qui a duré la vie entière de Jésus depuis le jour où il sut distinguer le bien du mal, la voix de Dieu des voix du monde.
La seule chose que, dans la carrière de Jésus, marque spécifiquement la croix du Christ, plus que tout autre fait de l'histoire, c'est la profondeur de l'état de péché du genre humain, en nous montrant le Saint et le Juste, le Maître doux et humble de cœur, haï jusqu'à la mort par ceux qui passaient, au sein du peuple juif, pour les honnêtes gens, les gens pieux. Et c'est précisément aussi parce qu'elle fait ainsi toucher du doigt la gravité tragique du péché, que la vision de la croix du Calvaire a remué tant de consciences et provoqué tant de repentirs. Enfin, si mon but était ici de traiter dans son ensemble le grand sujet de la rédemption, je ferais encore remarquer que le développement du genre humain ne peut s'effectuer que sous l'empire de la loi de la solidarité. Nous pâtissons des fautes d'autrui comme nous bénéficions de leurs bonnes actions. C'est en acceptant les souffrances physiques et morales qu'entraîne souvent, dans un monde pécheur, la fidélité au devoir, que les justes font briller le plus la majesté de celui-ci et qu'ils font avancer le règne du bien. C'est en vivant au milieu des pécheurs et en acceptant les douloureuses conséquences de cette situation que Jésus a jetée dans l'humanité la semence d'une vie nouvelle, d'une autre façon de vivre et de penser. Dans ce sens-là on peut dire que Jésus - et avec lui tous ceux qui souffrent dans le même esprit, par fidélité au devoir - expient les fautes de l'humanité, tandis que celle-ci bénéficie de son œuvre, comme elle bénéficie aussi des efforts et des souffrances de tous tes hommes de bien. Entre ceux-ci et lui, la différence est non de genre mais de mesure. Je ne fais qu'indiquer ces différents points en laissant à mes lecteurs le soin d'y réfléchir. Les personnes qui ont eu la patience de me lire jusqu'au bout, sans parti pris, comprendront pourquoi nous ne pouvons tenir pour évangélique une doctrine qui va à l'encontre de l'enseignement de Jésus-Christ et heurte de front la conscience et la raison de tant de chrétiens. Comme si l'Évangile de Paul avait précédé celui de Jésus-Christ. Je n'aurais cure de combattre leurs idées, puisqu'ils y trouvent leur édification, si plusieurs de ces gens-là, ne revendiquaient pas pour leur théologie le monopole de la vérité chrétienne et ne jetaient pas la suspicion sur les convictions de ceux qui ne peuvent imputer au Père céleste les sentiments sanguinaires d'un dieu Moloch. Pour ma part, je proteste contre ce procédé aussi peu charitable que dénotant une grande ignorance du développement de la pensée chrétienne à travers les âges. Que ces évangélistes-là en restent à la théologie du Réveil, c'est leur droit, et je ne songe pas à le leur contester, mais qu'ils ne s'arrogent pas celui d'identifier leur théologie avec l'Évangile, comme si Dieu leur avait confié le privilège d'en être seuls les fidèles interprètes. Qu'ils prêchent et exposent leur foi en se servant des formules de nos grands-pères et arrière-grands-pères, je n'en ai rien à y redire, puisque ce sont celles qui cadrent le mieux avec leur mentalité. Mais qu'ils laissent aux protestants que ces formules offusquent, le droit de traduire en des formes nouvelles, mieux adaptées à l'esprit de notre temps, le trésor de grâce qu'est l'Évangile de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Ce n'est ni la théologie ni l'absence de théologie qui sauve, c'est la foi agissante par la charité. Que les prédicateurs de l'Évangile, à quelque Église ou école théologique qu'ils se rattachent, s'en souviennent et s'en inspirent. La cause du règne de Dieu aura tout à y gagner.